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18 décembre 2012

Enfant de Vatican II, de la crise des missiles nucléaires de Cuba et de mai 68.

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Mes parents choisirent de m’inscrire dans les écoles privées Saint-Joseph et Jeanne d’Arc, moins par souci d’éducation religieuse que par commodité géographique, les deux établissements étant situés non loin du domicile familial. À cette époque, un garçonnet entrait en maternelle à Saint-Joseph dans des classes mixtes. Ensuite, il quittait Saint-Joseph pour l’école primaire de garçons Jeanne d’Arc située un peu plus haut dans la ville et redescendait à Saint-Joseph qui était aussi un collège. Cet itinéraire tortueux nécessitait une double adaptation, la première à l’entrée en primaire au moment de se retrouver brutalement projeté dans un univers masculin et la seconde en arrivant au collège lorsqu’il fallait tout aussi soudainement retrouver les classes mixtes. À l’école primaire Jeanne d’Arc, tout ce qui n’était pas interdit était obligatoire. À la récréation, chacun avait l’obligation de participer à des matchs de balle au prisonnier, ce qui déclenchait ma fureur à cause de mon aversion pour le ballon, le sport et la compétition mais aussi parce que je ne comprenais pas pourquoi on nous refusait le droit d’aller rêvasser seul dans un coin sous le préau ou de bavarder avec un camarade. Tel était encore l’air du temps dans l’enseignement privé, même si pour moi et ceux de ma génération, les blouses grises de nos maîtres avaient succédé aux soutanes. Chance supplémentaire, les cours élémentaires de première et deuxième année étaient assurés par deux maîtresses, ce qui m’empêcha de sombrer dans la panique et le désespoir d’un monde sans femmes. Malgré la présence de ces deux institutrices dont l’une m’avait même pris en affection, j’ai détesté l’école et en particulier l’école de garçons, allant même jusqu’à prendre en grippe l’odeur mêlée d’orange et de pain au chocolat qui se répandait dans les couloirs au moment du goûter. Certes, en comparaison avec l’atmosphère plombée subie par les enfants des générations précédentes dans ces écoles, l’ambiance qui régnait dans les classes que j’ai fréquentées pouvait-elle être considérée comme raisonnablement cordiale mais moi, désolé de le dire, je la trouvais sinistre comme j’ai trouvé plus tard tout aussi sinistres la plupart des ambiances professionnelles que j’ai connues. Être malheureux à l’école ne m’a pas empêché de vivre une enfance heureuse dans le cocon familial de la même manière que je me considère comme un adulte heureux, essentiellement dans la vie privée. Il n’en allait pas de même dans mes épisodes de vie professionnelle où je vivais des périodes de régression en lien direct avec la peur permanente d’être puni qui m’a pourri la vie de l’école primaire jusqu’en classe de sixième. À partir de cette période, j’ai pris conscience qu’il m’était impossible de continuer à vivre dans cette hantise, ce qui s’est traduit par une révolte adolescente qui m’a définitivement installé dans l’échec scolaire. Heureusement, l’influence bénéfique et propice à la contestation de mai 68 avait atteint aussi ce qu’on appelait l’école libre et je pus faire à peu de frais ma petite révolution personnelle. Paradoxalement, ce fut une étape de mon parcours de catéchèse, la retraite précédant la profession de foi, qui me permit de me libérer des dernières peurs et pesanteurs héritées de ma scolarité d’enfant. Quand je parle de parcours de catéchèse, je dois avouer que celui-ci se résuma à quelques séances de catéchisme et de confession, ces dernières nécessitant une imagination dont je ne fus jamais dépourvu pour inventer des péchés imaginaires puisqu’il fallait bien trouver un peu de turpitude à avouer si l’on voulait se soustraire au plus vite à la fréquente mauvaise haleine des prêtres qui nous accordaient le divin pardon. Ce que j’aurais à confesser aujourd’hui, c’est que j’avais trouvé un moyen commode pour éviter la plupart des séances de catéchisme auxquelles j’étais normalement astreint à l’école primaire Jeanne d’Arc. La ville comptait deux paroisses, et mes parents, à l’occasion d’un déménagement dans un autre quartier, étaient passés d’une paroisse à une autre. Il me fut donc facile de justifier mon absence au catéchisme de ma paroisse d’origine en racontant que j’étais inscrit à celui de la nouvelle paroisse, cette dernière ne s’étant jamais inquiétée de mon existence puisque mes parents avaient tout simplement oublié de m’inscrire à la suite du déménagement. Je n’avais rien contre le catéchisme en lui-même, la seule chose que je lui reprochais étant de constituer à mes yeux une quantité non négligeable « d’heures supplémentaires » à l’école tant redoutée. Une fois au collège, je ne coupai toutefois pas à la profession de foi et à la retraite obligatoire qui la précédait. Ainsi que je l’ai dit plus haut, c’est lors de cette retraite que je sentis pour la première fois ce parfum de liberté et d’optimisme rafraîchir l’air d’un temps qui tentait d’oublier le lugubre épisode de la crise des missiles nucléaires de Cuba vécu en direct par nos parents (*) et la société bloquée d’avant mai 68. Bien sûr, j’étais trop jeune pour connaître et mettre en relation ces événements et pour comprendre leur influence sur le nouveau monde qui s’ouvrait à moi, un monde dans lequel on ne craignait pas en permanence d’être puni et dans lequel on avait même le droit d’exprimer une opinion personnelle sur n’importe quel sujet. Non seulement mai 68 était passé par là, mais encore le concile Vatican II dont on commémore actuellement le cinquantième anniversaire de l’ouverture.
La retraite qui préparait à la profession de foi se déroulait pendant trois jours à l’église Notre Dame de la Plaine, un édifice de béton au style très controversé posé au milieu des bâtiments HLM à la fin des années 60. Pour moi qui accompagnais mes parents à la messe à Saint-Léger, l’église la plus ancienne située dans la partie haute du centre ville, Notre Dame de la Plaine constituait plus un objet de curiosité qu’une église habituelle avec son architecture contemporaine basse, ses murs non crépis où restaient apparentes les traces des coffrages en bois, son clocher peu soucieux de relier le ciel à la terre et son imposante rampe d’accès qui reliait la nef au premier étage et les salles paroissiales au rez-de-chaussée où avait lieu la retraite. Cette retraite n’en était pas vraiment une puisque chaque participant rentrait chez lui à midi et en fin d’après-midi, ces horaires se substituant à ceux du collège, ce qui me disposa un peu mieux à l’égard de ces journées obligatoires auxquelles je ne me rendis pas sans appréhension, ignorant que j’étais de ce qui m’attendait. À la fin de la première matinée, je rentrai chez moi délivré de mon inquiétude et étonné par l’ambiance amicale et décontractée ménagée par le prêtre qui avait pris en charge le groupe dont je faisais partie. Ce prêtre ne portait pas de soutane. Il était vêtu d’une veste et d’un pantalon sombre et portait le collier de barbe. Il nous invita à nous présenter individuellement et à parler de ce qui nous intéressait dans la vie. Il nous appelait par nos prénoms, ce qui me stupéfia, s’adressait à nous avec un bon sourire et nous parlait de la foi dans un langage simple en insistant sur le bonheur et la joie de vivre dans lesquels cette foi pouvait être vécue. Entre les séances d’écoute de musique et de chant, le discours était optimiste, bienveillant, accueillant, et le débat toujours ouvert. Je garde aujourd'hui un vif souvenir de ce prêtre « en civil » qui faisait tout son possible pour encourager les gamins méfiants, timides, fermés et parfois hostiles que nous étions à prendre la parole sans crainte, à écouter les autres et surtout à penser par nous-mêmes. Je compris bien plus tard que ce prêtre étonnant officiait dans l’esprit de Vatican II.
Aujourd’hui encore, j’aime fréquenter les églises même si, malheureusement pour moi, je n’ai pas la foi, ce qui de toute façon ne serait pas dans mon caractère. Si j’éprouve un intérêt pour la religion, essentiellement la religion chrétienne, c’est parce qu’elle fait partie de ma culture d’homme occidental. Les difficultés que rencontre la religion chrétienne me la rendent aussi plus sympathique car ces difficultés la font évoluer, certes trop lentement pour un agnostique (non militant) tel que moi, mais l’Église catholique n’est pas un petit voilier qui vogue au gré des vents, plutôt un paquebot qui ne se manœuvre pas en cinq minutes. Enfin, dans ma culture religieuse, je suis, ainsi que je  viens de l’expliquer, d’une génération qui a connu l’influence du Concile Vatican II. Toute personne issue comme moi d’une famille catholique peut mesurer, même sans pratiquer ou en s’étant éloigné de la foi, la portée considérable de Vatican II, notamment dans les rapports entre l’Église et la société. À titre purement personnel, je vois en Vatican II le signe d’ouverture d’une religion — certes traversée de courants excessivement conservateurs — mais qui a le mérite, peut être à son corps défendant aujourd’hui, de ne plus peser sur les libertés individuelles comme elle l’a fait jusqu’à la fin de la première moitié du vingtième siècle, c’est-à-dire encore tout récemment. Cette évolution peut paraître minime pour quelqu’un qui n’a pas eu de parents et de grands-parents ayant connu la pression de l’éducation et de la morale de la religion catholique dans leur version la plus rigide mais elle est pourtant bien réelle, ce qui me conduit, à défaut d’avoir l’espoir de trouver la foi, à ne pas rompre avec ma culture chrétienne et de ce fait à vivre malgré tout la dimension spirituelle des fêtes.

(*) Lors de cet épisode de la guerre froide que fut la crise des missiles nucléaires de Cuba en 1962, le monde se trouva au bord du basculement dans un conflit atomique. J’ai interrogé des membres de ma famille sur ce qu’ils avaient ressenti pendant cette période. Évidemment, ils suivaient les développements de cette affaire au jour le jour à la radio, au cinéma et dans les journaux mais le ton de leurs réponses  exprimait une perception assez vague du risque, comme si, pour des gens qui avaient connu concrètement la seconde guerre mondiale (mes grands-parents) et la guerre d’Algérie (mon père), ce nouvel accès de fièvre internationale arrivait trop tôt et s’enchaînait de manière trop rapide pour qu’ils puissent en mesurer l’étendue.

© Éditions Orage-Lagune-Express, 2012.

12 juin 2007

Qui a peur de René Char ?

49f4454d4de4b31918f1fa2306151be8.jpeg(Notes pour un article)

« Char, Les Fontaines, ça se touche.»
(Georges L. Godeau)

À la fin des années soixante-dix du siècle dernier, les poètes se retranchent entre les laboratoires universitaires et les arrière-salles de bistrots. Point d’autre salut pour la poésie passée à la moulinette de la linguistique ou, à l’opposé, de la banalité revendiquée comme un des beaux arts. Résultat, un petit air de renfermé et, pour beaucoup de lecteurs, une aspiration au grand large. La solution existe déjà à cette époque : René Char.

Comment lire Char ? Étrange et récurrente question. Demande-t-on ou se demande-t-on « comment lire » les autres grands poètes, notamment ses plus illustres contemporains ? Faut-il prendre Char avec des pincettes ? Est-il vraiment ce poète réputé ardu dont les nombreux commentateurs tentent parfois de se mettre au diapason en produisant des analyses et des études qui n’ont rien à envier à l’obscurité qu’on reproche à une partie de sa poésie ? Qui a peur de René Char ?

Georges Mounin, professeur de linguistique, ami proche de René Char et auteur de Avez-vous lu Char ? (Folio essais) écrit quant lui dans sa postface au recueil Avec René Char du poète Georges L. Godeau (Le Dé bleu éditeur) : « il ne faut jamais oublier, je crois, que la poésie la plus forte de René Char est probablement, non pas dans ses oracles si difficilement déchiffrables, mais dans ses poèmes les plus directs et les plus nus, Congé au vent, L’amoureuse en secret, Rémanence, et tant d’autres. » J’ajouterais quant à moi, dans les poèmes qui accompagnent une vie entière, La Sorgue (chanson pour Yvonne) et La Complainte du lézard amoureux, somptueusement mis en musique par Pierre Boulez (Disque Erato).

En 1991, lors de ma seconde rencontre avec le poète Jean Tardieu, nous parlons de ses contemporains, Ponge, Follain, Jaccottet... Char aussi, « plus difficile à fréquenter car il vivait retiré à l’Isle-sur-Sorgue » précise Tardieu en ajoutant : « Certains y voient un monument d’hermétisme, moi je ne trouve pas. Dans cette concision aphoristique, il y a quelque chose qui ne peut que mûrir et donner maintenant ou plus tard quelque chose de comparable aux grandes oeuvres classiques - Pascal, Chamfort, Joubert - une façon de vivre, un prophétisme. Cette poésie cessera de paraître inaccessible. D’ailleurs, je suis convaincu que l’on vivra de plus en plus en poésie : avec l’effondrement des idéologies, il y a désormais une place pour la poésie comme ressource salvatrice, protectrice de l’esprit. »

Difficile de rêver meilleur encouragement à entrer dans l’oeuvre de René Char, surtout en ce début de 21ème siècle à la grisaille boutiquière que Char n’a pas connu mais dont il a pressenti et annoncé de son verbe haut les dérives et les menaces dès le début de sa résistance aux ténèbres du siècle précédent. Sa déception, à la fin de la guerre, de voir l’utopie céder tout de suite devant les arrangements et les compromissions qui contribuèrent à poser les fondements de la nouvelle société d’après le désastre, est à la mesure de l’énergie déployée lors de son engagement total dans la Résistance.

Résistance. Un mot dont on ne peut faire l’économie lorsqu’on évoque la vie et l’oeuvre de René Char, bien au-delà des années de lutte clandestine, bien avant et bien après la confrontation directe, violente, à l’abjection du nazisme puisque cet esprit de résistance a pour socle la poésie.

Dès les premiers poèmes publiés, en revues comme en volumes, dès Les Cloches sur le coeur, premier recueil imprimé à compte d’auteur en 1928 puis détruit par Char, la voix est posée : tendue, puissante, complexe, et elle restera la même, immédiatement identifiable parmi toutes les autres, y compris celles de ses compagnons surréalistes auxquels, contrairement à Char, on ne fait pas systématiquement reproche d’obscurité, d’hermétisme.

Hermétique cette poésie ? Obscurs, certains textes le sont, ni plus ni moins que ceux des autres poètes surréalistes ou même de leurs contemporains adeptes d’une langue plus classique tels que Ponge, Tardieu... Et je ne parle pas des deux générations suivantes dont les jeux formels, recherches et autres expériences congédient encore bien des lecteurs, à tel point que ces derniers n’associent plus aujourd’hui au mot poésie que l’image d’une vieille serrure grippée dont la clef aurait été jetée depuis belle lurette. Que ces lecteurs reviennent à Char et ils retrouveront cette voix de la poésie, ce souffle, cette ampleur - même dans l’aphorisme -, ce timbre qui manquent à tant de poèmes publiés de nos jours et qu’on croirait tous alignés par le même auteur. Et si cette voix dérape parfois dans quelques solennités indéchiffrables, n’oublions pas à quelle personnalité d’exception elle appartient et à quels terribles moments de l’Histoire elle parle (ou se tait).

Tout d’abord, Char a été surréaliste et il s’est exprimé comme tel, c’est-à-dire peu soucieux de lisibilité immédiate. Sa poésie en restera toujours marquée, même après sa prise de distance avec un mouvement en proie aux dissensions personnelles, politiques et esthétiques. Ensuite, la guerre, la défaite, la collaboration puis la guerre froide instaureront un climat propice à la prolifération de « la fausse parole » pour reprendre le titre du fameux livre du poète Armand Robin (éditions Le Temps qu’il fait). On peut penser que l’hermétisme de Char, héritage du surréalisme lui-même né de Dada vomissant les « valeurs » conduisant aux hécatombes de la première guerre mondiale, s’inscrit dans le réflexe de cette « ressource salvatrice de l’esprit » évoquée par Tardieu. On notera en outre qu’en Italie, entre 1940 et la fin de la guerre, le poète Mario Luzi incarnera aux côtés d’autres poètes tels que Bigongiari, Parronchi et Gatto, l’hermétisme florentin dont la langue poétique s’affirme, par le refus de la lisibilité immédiate, comme une résistance à l’omniprésent discours fasciste. Dans le même temps, la décision de Char de ne rien publier pendant la lutte, de mettre sa poésie « en veilleuse », de se limiter à l’écriture des notes de calepin qui deviendront les Feuillets d’Hypnos, tout cela atteste de ce même réflexe de résistance à la brutalité et à la barbarie qui étendent leur pouvoir de corruption jusqu’au coeur du langage. Dans cette période d’affrontement et de danger, Char a plus que jamais besoin de soustraire la parole poétique à ce qui tend à la réduire, à la fausser, à la trahir, à la détruire. Il ne peut donc parler la langue rudimentaire de l’engagement, de la poésie embrigadée, même au service d’une juste cause.

Une fois le nazisme vaincu et la guerre finie, Char ne baisse pas pour autant la garde et c’est en poète à la langue toujours en tension qu’il voit sans doute se profiler les nouveaux périls dont Pasolini résumera plus tard la nature : « Le véritable fascisme, c’est le pouvoir destructeur de la société de consommation » ou encore : « ce nivellement culturel auquel le fascisme n’avait pu parvenir en vingt ans, la civilisation du bien-être l’a obtenu en quelques années seulement. Nous sommes tous morts, et pourtant, nous ne le savons pas encore.» Dans ce contexte, Char ne peut se contenter du recours à une langue poétique apaisée ou relâchée. (« L’ennemi le mieux masqué du poète est l’actualité », écrira-t-il). Char s’exprime toujours avec la langue en tension de la poésie, qu’il publie, qu’il s’entretienne avec ses proches dans sa correspondance privée ou qu’il s’adresse en public à ses concitoyens ainsi qu’il avait coutume de le faire au moyen d’affichages s’il le jugeait nécessaire. On le voit par exemple dans ce texte (La Provence point oméga) imprimé sur une affiche dessinée par Picasso, lors de son engagement contre l’implantation des silos de missiles nucléaires au plateau d’Albion : « Que les perceurs de la noble écorce terrestre d’Albion mesurent bien ceci : nous nous battons pour un site où la neige n’est pas seulement la louve de l’hiver mais aussi l’aulne du printemps. Le soleil s’y lève sur notre sang exigeant et l’homme n’est jamais en prison chez son semblable. À nos yeux ce site vaut mieux que notre pain, car il ne peut être, lui, remplacé. » Si de telles images ne traversent pas tous les jours la poésie dite « engagée », on conçoit que le grand public destinataire du message ait pu les trouver bien sibyllines. Cela indique qu’il faut évoquer l’existence d’une dimension ésotérique plutôt qu’hermétique dans la parole poétique de René Char. Du registre de l’ésotérisme à celui du merveilleux, il n’y a qu’un pas mais Char affirme ne pas le franchir.

Que dire alors à qui se présente au seuil de cette oeuvre ? Comment transmettre l’énergie reçue dans cette lecture qui est aussi une expérience sans se laisser désarçonner par la récurrente objection d’hermétisme, de difficulté voire d’obscurité ? Réaffirmer d’entrée qu’on est en poésie et qu’aucune poésie, même la plus immédiatement accessible, ne laisse le lecteur tranquille dans ses petites habitudes. Et puisqu’il faut des repères, ne pas hésiter à en donner. De la Sorgue au Mont Ventoux, dans ce pays de fontaines toutes reliées à la plus prodigieuse (la résurgence du gouffre dont Char disait en commentant une photo de son enfance : « on ne pouvait pas m’arracher au trou »), ne manquent pas les clefs d’or et de fer, d’éclat et de rouille, semées à la volée pour ouvrir les portes du merveilleux. Car le merveilleux est bien présent dans la poésie de René Char, même si le poète réfute le terme et même si cette petite porte d’accès à sa poésie est négligée dans de nombreuses études parfois arides qui ne rendent pas toujours service, dans leurs hommages amphigouriques, à une oeuvre pouvant très bien se passer de commentaires. « Il faut trouver le chemin de la poésie. Tout écrit sur elle est inutile. » assène Char.

Dans sa pleine maturité, devenu un poète reconnu, Char s’est vu frôlé par le chalut du structuralisme et de la linguistique dont il s’est d’emblée tenu à distance ainsi qu’on peut le lire dans une correspondance citée par Laurent Greilsamer dans sa biographie L’Éclair au front (éditions Fayard) : « Cette sorte d’activisme ne mène, à mon avis, à pas grand-chose. Nous ne sommes pas cela. Et si nous le sommes, ce ne peut être qu’un faible volume du corps fuyant de la poésie qui nous compose. Il est possible que les robots futurs voués au décuvage subtil des poèmes procèdent de cette façon. Ce n’est pas, certes, la meilleure, de traiter par les acides la nourriture poétique...» Irréductible Char !

Ce merveilleux dénué de toute mièvrerie, Char le compose avec ce qu’il a sous la main, la Sorgue lumineuse, le petit peuple de ses rives avec ses vagabonds, braconniers, rêveurs, autant de personnages humbles ou hauts en couleurs, réels ou en partie imaginaires qu’il nomme les Transparents et qui parcourent les sentiers aromatiques, frôlent les murets de pierre sèche et alertent les lézards. Char qui alterne les séjours dans sa province et dans la capitale, convoque aussi les hasards et les mystères de la grande ville.

Alors, avec ce matériau souvent plus simple qu’on ne l’imagine, parfois même assez rustique, pourquoi la poésie de Char est-elle perçue comme si difficile à déchiffrer ? C’est que cette poésie n’est pas à déchiffrer. On l’accepte ou on la refuse. Pas de demi-mesure. Mais il est vrai aussi que cette poésie ne nous invite pas pour autant dans son intimité. Le poème de Char veut nous parler mais sur une fréquence que le lecteur doit trouver par ses propres moyens, et qui n’est ni celle de la confidence ni celle de l’oracle. Que les amateurs de rébus passent également leurs chemin. S’ils persistent, ils joueront les philologues égarés dans un univers auquel ils n’auront, au bout de tous leurs efforts, point accès, comme ils s’exposeront à ne trouver en René Char qu’un « laborieux fabricant de devinettes biscornues et de solennités boursouflées » ainsi que le qualifie François Crouzet dans un pamphlet drôle à lire mais qui ne parvient pas à atteindre complètement sa cible (Contre René Char, éditions Les belles lettres, 1992). En même temps, il est bien qu’on puisse aujourd’hui lire Char en liberté, Char délivré de la gangue de sa statue de commandeur. Aussi ce pamphlet côtoie-t-il dans ma bibliothèque les ouvrages qui permettent de se repérer dans l’univers du poète, notamment les beaux livres publiés par Marie-Claude Char après la mort de son mari, Faire du chemin avec René Char (Gallimard), Dans l’atelier du poète (Gallimard Quarto), et Pays de René Char (Flammarion) auxquels il faut ajouter l’étrange essai de Paul Veyne René Char en ses poèmes (Gallimard). Une curiosité ! Paul Veyne a développé avec Char une relation complexe, orageuse, mêlant admiration, amitié et... décryptage !

Mais c’est d’une minuscule plaquette, presque invisible entre ces forts volumes, que je veux extraire une citation en forme de conclusion à ces quelques notes éparses sur ma lecture personnelle de René Char. Ce mince livret du poète Georges L. Godeau intitulé Avec René Char (Le Dé bleu éditeur) se compose de douze petites proses poétiques relatant la rencontre de l’auteur avec le riverain de la Sorgue :
« René Char m’a offert une canne en buis. Je l’ai clouée chez moi en face de mon bureau. Plus je la contemple, moins je ne puis écrire. Hier, je l’ai mise sur l’armoire. L’araignée l’a parcourue en zigzag puis a tissé autour quatre épaisseurs de toile comme pour arrêter quelque chose. Assise maintenant au fond, elle m’observe de son oeil noir. Pardi ! »
Ce recueil de vingt-quatre pages, imprimé un an après le décès de Char survenu le 19 février 1988, convie mieux que toute glose le lecteur au seuil de cette oeuvre aux mille entrées. La rencontre dont témoigne cet opuscule est beaucoup plus que celle de deux poètes. Elle est celle, éternellement renouvelée, du poème et de son lecteur car, ainsi que l’affirme René Char, « le poème est toujours marié à quelqu’un.»

© Christian Cottet-Emard et Orlag presse. Droits réservés.

17 mars 2007

Deux petits livres qui piquent

medium_jefume.2.jpgRepris dans ma bibliothèque ces derniers jours, ces deux petits livres qui piquent. Le premier, « Je fume et alors ? » de Jean-Jacques Brochier (1990), est plus que jamais d'actualité. L'auteur doit aujourd'hui se retourner dans sa tombe car la menace d'une société d'ordre moral et d'hygiénisme gagne insidieusement du terrain, certes sans trop de bruits de bottes et avec ce sourire commercial proche du rictus, ce sourire obligatoire qui, en vérité, fait froid dans le dos. Ne nous y trompons point, les crispations sur le tabac, le vin et la bonne vieille cuisine consistante ne doivent pas leurrer sur la nature de l’offensive des pisse-vinaigre et des gobe-mouches. « Le tabac est une forme de quant-à-soi, ce que ne tolèrent ni les États ni les fanatiques du Contrat Social, surtout quand ils se transforment, si aisément, en chiens de berger du troupeau rousseauiste. L’humour de Diderot leur fera décidément toujours défaut. » écrivait le directeur du Magazine Littéraire. J’espère que son âme vole aujourd’hui en paix au milieu des volutes de brunes et de havanes.

L’autre pamphlet de cette collection « Iconoclastes » (Les Belles lettres éditeur), je l’ai extrait du rayonnage spécialement réservé à mes livres de et sur René Char. Car je suis un passionné de René Char, ce qui ne m’empêche nullement de goûter cette petite merveille de méchanceté qu’est « Contre René Char » de François Crouzet (1992). La méchanceté n’a guère d’intérêt lorsqu’elle est sans intelligence et sans esprit, or elle en est largement pourvue dans ce petit livre qui déboulonne la statue du commandeur en usant d’un humour féroce, citations à l’appui. J’oserais dire que François Crouzet s’est bidonné précisément là où Paul Veyne a bossé. Tous les admirateurs de Char le savent, le grand poète s’est parfois caricaturé lui-même mais ses moments de faiblesse ne pourront égratigner ses poèmes les plus merveilleux, les plus solaires, pas même cette charge désopilante. Alors pourquoi mettre l’accent sur ce livre ? Mais pour ne pas tomber dans la vénération et la pompe commémorative, lesquelles menacent plus la mémoire de René Char que la joyeuse insolence de François Crouzet. Quant à réunir ces deux pamphlets en une même note, cela peut paraître incohérent mais à y regarder de plus près, ils dénoncent tous les deux le même mal, l’alliance du consensus mou à l’esprit de sérieux au service d’une société aseptisée à la violence feutrée. Le genre de société qui veut nous protéger du tabac plus que du diesel et de la chimie, le genre de société qui statufie le poète résistant d’hier mais qui goûte peu ce qui résiste aujourd’hui et encore moins la poésie.